Felwine Sarr – Penser l’Afrique : Une Perspective d’une Radicale Nouveauté

Opinion Libre de Felwine Sarr.

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Felwine Sarr est professeur agrégé en économie à l’Université Gaston Berger de St Louis (Sénégal). Il dirige le Laboratoire de Recherche en Economie de Saint – Louis (LARES). Il est également membre fondateur du LASDAP un laboratoire pluridisciplinaire qui analyse les dynamiques des sociétés africaines et de la diaspora. Écrivain, il est cofondateur de la maison d’édition Jimsaan et copropriétaire de la librairie Athéna à Dakar, un haut lieu du débat intellectuel sénégalais.

L’actualité du continent africain est par les temps qui courent peu reluisante. Celui-ci est traversé par des convulsions et des crises diverses : épidémie de fièvre Ebola, djihadisme, crises politiques multiformes, guerres civiles, mal gouvernance, pauvreté…. Concomitamment à celles-ci, l’Afrique réalise des progrès en termes de croissance économique. Les stratèges de cette discipline estiment que l’Afrique sera la prochaine destination des capitaux internationaux car ceux-ci y seront plus fortement rémunérés que partout ailleurs dans le monde. Elle sera également le lieu d’une croissance forte qui semble s’essouffler en Chine et dans les BRICS. Doux présage d’une prospérité à venir en temps de tempête.

Les discours sur l’Afrique sont dominés par cette double épistémé : la foi en un futur radieux et la consternation devant un présent chaotique. La tentation est grande dans ce contexte de céder à un discours catastrophique ou à un optimisme béat, son double inversé. Ce qui en revanche est sûr, c’est que les crises diverses que le continent africain traverse sont le signe qu’il est en gésine. De quel ange ou de quel monstre accouchera t-il ? Le clair-obscur sous lequel nous nous agitons ne le laisse pour l’heure pas deviner.

C’est le moment me semble t-il de sortir de cette dialectique de l’euphorie ou du désespoir pour entreprendre un effort de réflexion sur soi, sur notre situation dans le monde : se penser, se représenter, mener une réflexion critique sur ses propres réalités. Il est de la responsabilité des intellectuels, penseurs, artistes africains de mener à bien cette entreprise afin de dégager des horizons et contribuer à la transformation radicale des sociétés africaines.

Felwine Sarr

D’importantes recompositions sociales ainsi que des dynamiques économiques, démographiques, politiques et culturelles se font jour sur le sol africain et transforment radicalement les rapports sociaux et les pratiques sociales d’Alger au Cap de Bonne Espérance. L’Afrique est en effet le lieu d’une modernité culturelle qui se traduit par l’émergence de formes inédites de sociabilité et de production du politique. C’est le moment me semble t-il de sortir de cette dialectique de l’euphorie ou du désespoir pour entreprendre un effort de réflexion sur soi, sur notre situation dans le monde : se penser, se représenter, mener une réflexion critique sur ses propres réalités. Il est de la responsabilité des intellectuels, penseurs, artistes africains de mener à bien cette entreprise afin de dégager des horizons et contribuer à la transformation radicale des sociétés africaines. Au préalable, il s’agit d’assumer le continent tel qu’il nous est donné à ce moment précis de son évolution historique et tel que des siècles de rapports de force, de dynamiques internes et externes conjugués l’ont façonné.

Pour être féconde, une pensée du continent porte en elle l’exigence d’une absolue souveraineté intellectuelle. Il s’agit de réussir à penser cette Afrique en mouvement hors des concepts clef et mots-valise (développement, émergence, OMD,…) qui ont servi jusque là à la décrire, et surtout à projeter les mythes de l’Occident sur les trajectoires des sociétés africaines en les inscrivant dans une téléologie aux prétentions universelles, niant ainsi leur créativité propre ainsi que leur capacité à produire les métaphores de leurs possibles futurs. Ces catégories échouent à rendre compte des dynamiques en cours, à repérer l’émergence d’une nouveauté radicale, à penser les mutations profondes qui s’opèrent car trop liées qu’elles sont à la cosmologie occidentale qui conditionne leur lecture du réel. Ces outils conceptuels butent sur la complexité culturelle, sociale, politique et économique des ces sociétés, car empruntant leur grille de lecture à d’autres univers mythologiques.

Cette entreprise nécessite un certain nombre de ruptures. Tout d’abord, faire un pas de côté et créer un espace propre de significations. Ensuite, sortir de l’injonction développementiste (émergentiste de nos jours) et se dépendre de l’emprise du modèle rationnel et mécaniciste qui a dominé le monde les siècles derniers. Celui-ci s’est voulu maître et possesseur de la nature, en offrant une perspective inversée de l’homme, consacrant ainsi le primat de la quantité sur la qualité, de l’avoir sur l’être. La crise économique mondiale que nous vivons ainsi que ses diverses manifestations en indique les limites.

Ce qu’il faut cependant relever, c’est que cette crise est avant tout, morale, philosophique et spirituelle : c’est une crise d’une civilisation matérielle et technicienne qui a perdu le sens des priorités. Enfin, dépasser la passion dichotomique de l’Europe qui oppose l’esprit et la matière, l’ancien et le nouveau, tradition et modernité…. S’extraire philosophiquement du règne de la raison mécanicienne et ne plus à répondre aux multiples injonctions de l’ordre économique dominant (économicisme, croissance ininterrompue, consommation de masse…).

Il s’agit bien évidemment de résoudre la question des besoins fondamentaux des peuples africains et pour cela de penser l’économique, mais à la hauteur de la dignité de l’homme ; en faisant de ce dernier un ordre des moyens assujettie à des finalités sociales définies par le groupe. Dans ce contexte de panne de projet de civilisation, l’Utopie africaine consisterait à frayer d’autres chemins du vivre ensemble, à réarticuler les relations entre les différents ordres : le culturel, le social, l’économique, le politique…, fort pour cela d’un vieux rêve d’humanité.

La crise économique mondiale que nous vivons ainsi que ses diverses manifestations en indique les limites. Ce qu’il faut cependant relever, c’est que cette crise est avant tout, morale, philosophique et spirituelle : c’est une crise d’une civilisation matérielle et technicienne qui a perdu le sens des priorités.

Felwine Sarr

La condition de l’incrément véritable et de la créativité est de s’ancrer d’abord pour se faire plus ancien et ainsi plus neuf. Sous ce rapport, le travail de mémoire, d’histoire, de réconciliation avec les sources multiples de son identité est impérieux. La fidélité à un héritage implique qu’une fois celui-ci assimilé, qu’on lui insuffle un souffle régénérateur, d’où un nécessaire travail de choix et de tri. Toute tradition recèle un immense capital symbolique et mental à mobiliser et à remettre en action si l’on souhaite accoucher de sa propre modernité.

Ceci requiert un travail de dépoussiérage, de réduction phénoménologique, pour ne conserver que le fondamental, le vital, le fécondant. Ce qui implique la libération d’un espace pour un travail d’invention et de créativité. Une telle modernité résulterait de l’exploration d’un futur non écrit à l’avance mêlant héritage et inventivité, expérimentation, création du neuf ; partir de ce monde-ci vers d’autres mondes possibles. Ce qui nécessite un double mouvement : historique vers les sources et de dégagement des horizons.

Une telle démarche, pour être féconde ne peut se faire sans une ré-articulation du rapport à soi-même, perturbé par des siècles d’aliénation. Il s’agit de se penser à nouveau comme son propre Centre. Une rupture fondamentale à opérer est sur la forme des discours que nous produisons sur nous-mêmes et sur le choix de leur principal destinataire. L’affirmation d’une culture, d’une civilisation sur les mêmes bases que ceux de sa négation, c’est-à-dire, la race et le territoire, était certainement nécessaire à une époque. Il s’agit aujourd’hui de renverser les termes du débat et de ne plus formuler les réponses dans les cadres étroits dans lesquels les questions furent posées il y a un siècle et continuent parfois de l’être.

Plus radicalement, simplement ne plus se justifier, ne plus répondre aux diverses injonctions : articuler une proposition africaine de civilisation en dehors d’une dialectique de la réaction et de l’affirmation, sur un mode créatif. Il s’agit d’affirmer une présence au monde sur le mode libre de la présence à soi : être avec la plus grande intensité, se dire, et proposer au monde son élan vital.
Le défi consiste alors à articuler une pensée qui porte sur le destin du continent africain, qui saisit l’en-cours et l’émergence en scrutant le politique, l’économique, le social, le symbolique, la créativité artistique, mais également en identifiant les lieux d’où s’énoncent ces nouvelles pratiques, ces nouveaux discours et où s’élaborent cette Afrique qui vient. Il s’agira de décrypter les dynamiques en cours, de repérer l’émergence d’une nouveauté radicale, de penser le contenu des projets de sociétés, d’analyser le rôle de la culture dans ces mutations.

Plus radicalement, simplement ne plus se justifier, ne plus répondre aux diverses injonctions : articuler une proposition africaine de civilisation en dehors d’une dialectique de la réaction et de l’affirmation, sur un mode créatif.

Felwine Sarr

L’autre palier à franchir consisterait à édifier une civilisation de l’être animée d’une passion de la liberté et de la construction d’un Homme achevé et intégral. Pour avoir exploré tous les versants de l’humaine condition, l’Afrique peut être le laboratoire et le promoteur d’une civilisation du sens mettant l’homme et les valeurs spirituelles au cœur de son projet, en promouvant un humanisme négro africain. Aussi, en confiant la production de valeurs et de significations à la culture, celle-ci devient génératrice des mythes régulateurs et ordonnateur de l’aventure sociale. La capacité à se réapproprier son futur et à inventer ses propres téléologies, à ordonner ses valeurs, à trouver un équilibre harmonieux entre les différentes dimensions de l’existence, dépendra de la capacité des cultures africaines à se concevoir, comme des projets assumant le présent et l’avenir.

Cette pensée de l’Afrique devra s’accompagner dans un double mouvement d’une pensée du monde. Sur les questions qui agitent notre devenir monde : l’écologie, l’environnement, l’identité biologique, l’aventure collective, le pluralisme, offrir une perspective africaine. Penser l’ici et penser le monde. S’il est un endroit où la puissance d’irradiation de l’Afrique est demeurée intacte, pleine et entière malgré les soubresauts d’une histoire récente, c’est bien celui la Culture. La culture entendue ici comme une manière de saisir la réalité dans ses profondeurs et ses largeurs. Dans cet espace, nous devons affirmer une perspective africaine de l’universel dont la finalité est de contribuer à édifier plus d’être, plus de liberté, plus de conscience.

Bien sur, nous dit-on, pour enrichir la pensée mondiale il nous faut éviter la clôture identitaire et l’illusion de la permanence, pour jouer le jeu du devenir, de l’échange et de la réciprocité. Qu’il nous faut également accepter notre hybridité et cultiver la réflexivité sur nos situations. Hybridité, créolité, oui certainement. Nous savons cependant qu’il n’existe pas de civilisation pure, qu’elles sont toutes hybrides. L’hybridité n’est cependant pas dérivée, elle est originelle. Avoir longtemps vécu sous le ciel nous a octroyé un regard en relief sur l’humaine condition. L’intelligence d’une civilisation réside dans sa capacité à faire la synthèse des mondes complémentaires qui s’offrent à elle et à les intégrer dans un télos. C’est celui-ci qu’il s’agit de penser et de définir en projet de civilisation qui ambitionne de porter l’humanité à un autre niveau.

Aussi, nous faut-il dans cette perspective, fortement colorer notre hybridité. Ce qui nécessite de choisir la teinte dominante du mélange des couleurs, car l’ayant éprouvée meilleure pour notre rêve d’humanité. Il ne s’agit pas sous prétexte de créolité de ne pas choisir, mais d’édifier sa propre voix (e), car toute véritable présence est d’abord une présence à soi. Nous sommes le résultat de ce qui a persisté et des synthèses qui se sont opérées. Aussi, s’agit-il de nous connaitre à nouveau, d’apporter des réponses nouvelles à la question de savoir qui sommes-nous. Cependant plus que qui nous sommes, c’est ce que nous voulons être, ce que nous voulons pour nous-mêmes et pour le monde qui sont les interrogations primordiales devant faire l’objet de notre pensée et de notre effort de réflexion.

Ce n’est qu’une fois ce travail achevé qu’une présence aux autres, sous le mode de la fraternité véritable peut s’accomplir, car il n’est de dialogue véritable en dehors de l’existence d’une voix singulière reconnue comme telle et qui se pose dans un véritable rapport d’interlocution. Pas de dialogue possible dans l’atonie de sa propre voix, d’où la nécessité toujours renouvelé de la rendre audible et intelligible. Ainsi, c’est à cette conditions seule, celle de la construction achevée d’une véritable interlocution que, pour reprendre les mots de Alioune Diop : « La présence africaine dans le monde aura pour effet d’accroître la densité et la maturité de la conscience humaine », seul objectif digne de lui être assignée.

Comments 7

  • mboux24 mars 2015 at 0 h 58 min

    soyons optimiste et espérons une positive transition seulement j’ai pas bien compris sur quoi vous basez-vous cher professeur pour dire que les capitaux serons plus bien rémunéré en afrique qu’ailleur?

  • assietou diop24 mars 2015 at 15 h 53 min

    je pense mboux qu’il se base sur une alternative d’exploitation des énergies renouvelables par exemple, lesquelles se trouvent en Afrique et peuvent être constitutives d’un renouveau économique certain, pour l’afrique et pour le monde entier.
    je tiens à dire que j’adhère totalement à la pensée du professeur sarr. il est temps que les Africains s’érigent en penseurs dépourvus de toute clameur d’une victimisation relative à lhistoire.

  • diawara29 mars 2015 at 14 h 46 min

    bon texte du pr Sarr. Un texte inspirant et qui permet d’apprehender le developpement dans une perspective holistique. Cette marche perpetuee trouve son depart en chacun de nous pour parvenir a une societe harmonisee.
    Le processus a debute et a pris une direction irreversible: l’afrique sera le carrefour des civilisations.

  • Awa19 juin 2015 at 13 h 09 min

    Voila un texte très lucide. C’est vrai qu’on a du mal à penser l’avenir de l’Afrique sans y associer l’occident référence. Ce texte prône une autre façon de voir les choses: l’Afrique comme source et modèle pour bâtir une nouvelle humanité. Et je pense que c’est possible.

  • Maick Mpana24 mars 2017 at 0 h 16 min

    Voilà le type d’Africain dont parlait Cheikh Anta Diop. Celui qui rivalise l’homme blanc par son savoir.

  • Maramarco24 mars 2017 at 20 h 26 min

    le genre de texte qu’on devrait étudier dans nos universités. Aussi la démarche doit être d’abord personnelle je pense.Comment je me positionne moi l’individu vis à vis de k’autre dans la gestion de ma présence dans l’espace commun? suis je dans la justification, dans la réaction ou plutôt dans une démarche radicalement tourner vers l’accomplissement de l’entité moi?

  • Cardot28 mars 2017 at 21 h 54 min

    La vision de Felwine est à mes yeux très intéressante de part sa profondeur et en même temps sa simplicité, encore faut il se « formater » l’esprit de la vision occidentale de l’humanisme. D’autre part on peut voir, en occident, avec la grosse menace de la montée du populisme des discours faisant un amalgame dangeureux de réflexions proches de celle de Felwine. Tout ça pour dire qu’il y a un gros travail de communication, comme le fait Felwine, pour déjouer cette menace et donner un bel avenir à ce continent. Respect à toi Felwine
    PS: ce n’est peut être pas très clair à lire, je ne suis pas Felwine.

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