Histoire de l’Afrique et l’Afrique dans l’histoire – Ibrahima Thioub

Ibrahima Thioub est professeur d’histoire à l’Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) depuis 1990.

Spécialiste de l’esclavage, il a fondé à Dakar le Centre Africain de Recherches sur les Traites et l’Esclavage (CARTE) qu’il dirige.

Ibrahima Thioub a été professeur invité à l’EHESS et dans plusieurs universités aux États-Unis, en Europe, en Asie (Népal, Inde, Sri Lanka) et dans de nombreux pays africains (Gambie, Sierra Leone, Afrique du Sud). En 2008-2009 il a été chercheur-résident au Wissenschaftskolleg de Berlin et, depuis mars 2012, il est Docteur honoris causa de l’Université de Nantes. Il pose un regard critique sur les lectures africaines de l’esclavage et de la traite atlantique. Outre l’emploi des esclaves dans les activités économiques, il étudie leur rôle dans les relations sociales et leurs expressions juridiques dans les espaces privés et publics. Son étude s’inscrit dans une perspective historique en accordant une importance particulière aux mutations inscrites dans le temps de la ville et de son environnement.

Quelques verbatims extraits de l’entretien.

Sur l’esclavage et l’idéologie de domination

La domination esclavagiste tente toujours d’expulser la relation de l’histoire pour l’inscrire dans la nature. Vous êtes esclave parce que vous êtes noir, c’est de l’idéologique. Même si tous les esclaves dans l’Atlantique sont des noirs, tous les noirs ne sont pas des esclaves en Atlantique. Mais, ça c’est le processus de production idéologique de la domination qui tente de racialiser la relation. Maintenant dans une relation entre populations de même origine ethnique, on va utiliser un autre facteur naturel : le sang. On va faire croire à l’esclave qu’il a un sang servile. Ce sont donc des outils de la domination. Des outils qui fabriquent l’hégémonie qui fabrique l’idéologie de la domination. Il faut dépouiller cette idéologie pour pouvoir atteindre la domination et retrouver son sens historique. C’est ce sens historique qui permet de fonder les luttes pour se sortir de l’esclavage. Tant que le dominé reste dans le mode « naturel », il est en train de reproduire le discours du maître, qui est la fabricant même de cette naturalisation.

Sur le rôle des universitaires

Les universitaires ont pour mission de produire du savoir et de transmettre ce savoir. La question qui se pose est : quels savoirs doivent-ils produire ? Ils doivent produire tous les savoirs et tous les savoirs ont leur place à l’université. Mais il y a là quelque chose qui est spécifique à l’Afrique : Les derniers siècles ont mis les sociétés africaines sur une position subalterne dans les affaires du monde. Et cela interpelle les universitaires, dans toutes les disciplines.
Pour ce qui est de l’histoire, en tant que discipline universitaire, il faut nous émanciper de l’écriture de l’histoire faite sous la dictée du regard de l’autre, surtout quand l’autre est le colonisateur ou ancien colonisateur.

Sur la différence entre le libre et le libéré

Dans la lutte pour la liberté, on ne fait pas face à l’autre. On fait face à soi-même. Ce qui distingue le libéré du libre, c’est que le libéré a toujours le maître dans sa tête. Le libre ne pense plus au maître. Il affronte les problèmes dans le contexte où il est, en tant que sujet autonome qui ne se définit plus en référence à l’autre. Le temps est venu de ne plus écrire en pensant à [l’autre]: en quoi sommes-nous comparables à qui que ce soit ? en quoi sommes-nous meilleurs, etc ? Cette mission a été très bien accomplie par les générations antérieures. Les générations actuelles doivent écrire une histoire qui se connecte au regard de soi à soi.

Sur la décolonisation inachevée

Dans les années 1960, se pose la question de la décolonisation. L’Europe et, en particulier, les puissances colonisations considèrent que c’est l’Afrique qu’il faut décoloniser en oubliant que les métropoles étaient dans l’empire colonial et qu’il fallait également décoloniser les métropoles. La décolonisation a davantage porté sur un acte politique qui était dans l’intérêt des puissances coloniales. Les colonisés demandaient à être traités sur un pied d’égalité avec les métropolitains. L’empire ne pouvant pas satisfaire cette demande a eu une politique de retraite qui était tout à son avantage parce que la métropole conservait tous ses avantages géostratégiques et économiques sans avoir à prendre en charge la satisfaction des revendications des mouvements sociaux dans les colonies. Une fois l’indépendance acquise dans les colonies, il y a eu une mise en œuvre progressive d’une nouvelle politique scolaire, la construction d’une nouvelle conscience dans les anciennes colonies. Par contre, dans la métropole, l‘image qu’on avait des africains et de l’Afrique, c’est sclérosé. Parce que la métropole a gardé la même opinion, la même conscience généralement partagée des africains et de l’Afrique. Elle n’a pas décolonisé ni les livres, ni l’éducation, ni les médias, ni les consciences métropolitaines.

Sur les identités chromatiques

La couleur de la peau a été un instrument pour construire l’idéologie de la domination, qui est de dire, principalement à l’opinion européenne (au sein de laquelle règnent la raison et l’humanisme), que si les africains sont réduits à l’esclavage c’est parce qu’ils sont noirs, et que les noirs sont par nature des esclaves. A partir de là se construisent les identités fondées sur la couleur de la peau.

Sur la relation Afrique – Europe

Chaque fois que l’Europe a été en crise, l’Afrique a été une partie de la solution. Mais l’Afrique comme solution aux problèmes de l’Europe s’est toujours faite au désavantage et toujours de façon dramatique pour l’Afrique. Un tel processus deviendra de plus en plus difficile, du fait de la globalisation.
Il est important aujourd’hui de repenser la redistribution des richesses à l’échelle mondiale. Puisqu’il n’est pas de l’intérêt d’aucune des parties qu’on continue dans la voie suicidaire dans laquelle on va. La seule lutte efficace contre le radicalisme, c’est l’investissement dans l’éducation et le bien-être social des populations.

IbrahimaThioub