Politiques de l’inimitié | Achille Mbembe

Achille Mbembe est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université du Witwatersrand de Johannesburg en Afrique du Sud.

Fondateur de « The Johannesburg Workshop in Theory and Criticism » (qui est une expérience de conversation mondiale sur les enjeux globaux à partir de l’hémisphère Sud), Achille Mbembe est mondialement reconnu pour ses recherches sur les imaginaires politiques des sociétés postcoloniales africaines.
Il est l’auteur de De la Postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (2001), Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée(2010), Critique de la Raison Nègre (2013) et Politiques de l’inimitié (2016).

Achille Mbembe s’est entretenu avec Thinking Africa autour du contenu et des idées exposées dans son livre Politiques de l’inimitié.

Quelques verbatims extraits de l’interview

Sur les migrations

Les migrations sont la manifestation d’un processus historique d’ampleur qui vise à faire sortir des lieux qui sont les plus peuplés les excédents de populations dont auront besoin les pays du Nord, par exemple, pour leur propre survie et la reproduction de leurs systèmes sociaux.

Sur les frontières aujourd’hui

Ce que l’on observe aujourd’hui, dans le contexte de guerre généralisée et de l’Etat d’exception qui caractérise notre monde, c’est une militarisation des frontières. Les frontières ne sont plus exactement des lieux d’échange et d’interconnexions, mais presque des lieux où les intrus et ceux dont on ne veut pas, trouvent leurs fins. C’est une des raisons pour laquelle la mer méditerranée est devenue une espèce de fosse commune.

Sur l’Etat colonial

L’Etat colonial vivait dans l’obsession selon laquelle les indigènes étaient pratiquement inapprivoisables et que donc pour les apprivoiser, en extraire du travail, de la valeur et des impôts, et les soumettre à une discipline rentable, il fallait les contenir dans des frontières étanches. Or les sociétés africaines se construisent dans le mouvement… Mettre les dominés au travail et en extraire une plus value, cela été difficile en Afrique parce que tout projet d’extraction de la plus-value des dominés suscitait presque immédiatement la désertion.

Sur la double peine africaine

Il nous faut repenser le modèle des frontières héritées de la colonisation… Il est évident que le prix payé par les peuples africains pour le maintien des frontières issues de la colonisation, Ce prix est bien plus élevé que celui qu’ils paieraient éventuellement si on arrivait à un autre arrangement spatial. Il n’est pas possible que les africains soient pénalisées doublement. Personne ne veut d’eux hors du continent, et ils ne peuvent pas bouger chez eux-mêmes. Ma conviction est que l’Afrique parviendra à se constituer comme son propre centre et sa propre puissance si elle devient un vaste espace de circulation.

Sur le principe d’Etat-Nation

Le principe d’Etat-Nation repose sur une différence principielle entre ceux du dedans et ceux du dehors. Idem pour les démocraties libérales qui sont au service de l’Etat-Nation. Alors qu’il devient compliqué de dire qui est dedans et qui est dehors, la forme Etat-Nation ne correspond plus au mouvement du monde, en tout cas, nous en Afrique, nous ne gagnons pas grand-chose à reproduire ce modèle.

Sur le devenir de l’Afrique

Il y a une demande d’identité et de protection. Et beaucoup pensent que c’est au niveau local, presque généalogique que se trouvent ces réserves de protection et que se forge le sentiment d’appartenance. Est-ce que cela suppose l’érection de frontières intangibles ?
On peut parvenir à des formes dynamiques de gouvernement local qui n’impliquent pas la clôture du genre imposée par les frontières. Si l’Afrique doit jouer un rôle dans le monde actuel et si elle doit se hisser à hauteur du monde, elle ne pourra pas le faire à partir d’une multitude d’Etats croupillons. Il faut ouvrir l’Afrique à elle-même.

Sur la politique du soin

La demande de reconnaissance d’un traumatisme psychique chez les colonisés, anciens ou ex-colonisés, est légitime. Parce qu’une partie de la violence coloniale, et de la violence du pouvoir de manière générale, consiste effectivement à violer constamment l’intégrité psychique de ses victimes, ou en tout cas, à brutaliser leurs systèmes nerveux, psychiques et corporelles. Alors comment on en sort ? En redevenant son propre centre, il n’y a pas mille chemins, sinon on est la girouette de quelqu’un d’autre. On redevient son propre à partir d’une série de pratiques concrètes qui nous permettent de réaliser que nous sommes là et c’est tout. Nous n’avons pas à justifier à qui que ce soit pourquoi nous sommes là.