Par Amadou Sadjo Barry
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C’est l’image d’une Afrique capable que nous donne à voir la mobilisation contre la COVID-19 au sein de certains pays africains. Des masques cent pour cent marocains, à la fabrication des gels hydro alcooliques pour la désinfection des mains, jusqu’ à l’exploitation des potentialités informatiques au service de la santé publique, nous sommes témoins d’une mise en valeur des compétences endogènes pour freiner la propagation du coronavirus au sein du continent. Mais pour que cette créativité enfin valorisée ne soit pas condamnée à être une réponse conjoncturelle, il faudra, à long terme, qu’elle se traduise dans l’avènement d’une nouvelle forme d’organisation politique capable de soutenir le développement des pays africains. Car, l’ingénierie locale et les diverses formes de solidarités que met en œuvre la lutte contre la COVID-19 ne peuvent représenter une promesse pour l’Afrique que si elles font l’objet d’une réappropriation à l’échelle politique. Ainsi, la question qui se pose est de savoir quel type d’interprétation est susceptible de recevoir ces élans de créativité, de solidarité et de résilience afin qu’elles favorisent l’inscription dans la durée d’une Afrique capable.
Le dépliement de soi
L’ingéniosité dont font preuve les populations africaines en ces temps de crise sanitaire mondiale est avant tout l’expression d’un rapport à soi qui vise à rendre effectives les potentialités de l’imagination et de l’inventivité humaine. C’est que la pandémie de la COVID-19 a interpellé les sujets africains d’une manière qui les obligea très tôt à privilégier le sens de l’initiative. Contre les tendances habituelles à l’extraversion, il s’est agi en effet de savoir ce que l’Afrique peut pour elle-même, ce qu’il en est de la volonté et du pouvoir faire des sujets africains. Cette interrogation qui fixe désormais le regard sur soi-même a déterminé un ensemble de réponses qui ont pris la forme d’une objectivation des capacités endogènes de l’Afrique.
Ainsi, c’est en termes de dépliement de soi qu’il faut tout d’abord interpréter la créativité à laquelle donne lieu la lutte contre le coronavirus en Afrique : comme si l’Afrique se découvrait à elle-même en tant que sujet capable de s’assumer et de répondre, de manière autonome, aux turbulences du monde. Que l’évènement de la COVID-19 puisse convertir l’Afrique à elle-même, et de cette conversion forcer un rapport à soi émancipateur et créateur, voilà qui pourrait susciter la venue d’une autre Afrique, l’Afrique capable ! Mais pour que cet espoir ne reste pas un vœu pieux, il faudra un travail sur le politique pour imprimer les capacités endogènes dans une forme institutionnelle durable. Il s’agira de rendre possible le passage du sujet capable aux institutions capables, donc de traduire politiquement le génie du peuple africain.
Le passage à la condition politique
Pour ce faire, les pays africains devront inventer une forme d’organisation commune de la vie humaine favorable à l’émergence d’institutions effectives et représentatives. Cette institutionnalisation des capacités endogènes peut s’effectuer suivant une double dimension, normative et pragmatique. La première s’apparente à une réflexion sur les principes moraux censés régir à la fois la vie en société et les relations entre gouvernants et gouvernés.
L’objectif étant d’instituer un espace commun où les individus conçus comme des citoyens entretiennent un rapport d’égalité. Suivant cette perspective, il s’agit d’organiser les relations humaines sous les rapports de la justice, de l’égalité et de liberté. C’est sous cette figure normative du politique que se présente, certes ne manière inachevée, les sociétés démocratiques libérales. Pour sa part, la dimension pragmatique renvoie à la mobilisation des traditions, des valeurs et de l’ingéniosité d’un peuple au service d’un idéal de puissance entretenu par ceux qui contrôlent le pouvoir. Déterminé par le désir du prestige, la conception pragmatique du politique fait de la performance la norme exclusive de l’ordre socio politique. Sous cette figure du politique, on reconnaîtra aisément les traits du régime communiste chinois.
Parce que la norme n’exclut pas la pragmatique, il n’y a pas d’obligation pour l’Afrique de choisir entre l’une ou l’autre de ces deux dimensions du politique. L’important est que se pose, pour les Africains, un ensemble de questions sur les conditions de possibilités d’une société politique, en dehors de laquelle aucun développement humain ne sera possible : comment penser et organiser les rapports humains de façon à enraciner dans la conduite et l’esprit des hommes l’idéal du développement ? Quel type de société devraient vouloir des hommes raisonnables qui partagent un même espace géographique ? Quelle devrait être la nature de l’autorité censée organiser l’espace commun qui lie les hommes en tant qu’ils forment une communauté de destin ?
C’est des réponses à ces questions que pourra se dessiner à l’horizon un projet de société instituant une Afrique capable, celle qui substituera au fondement colonial de l’État africain contemporain un fondement contractuel. C’est surtout à ce niveau d’interrogation que devra surgir la nécessité, pour les Africains, de voir s’organiser leur vie commune selon un cadre normatif contraignant et un système minimal de valeurs partagées qui définira le type de société dans laquelle ils veulent vivre en commun. Ce sont ces différentes interrogations, enfin, qui conduiront inévitablement à soulever les questions liées au pouvoir et à son organisation, aux différentes formes de gouvernement, aux dispositifs institutionnels destinés à protéger le bien commun et qui garantiront une redistribution équitable les bénéfices issus de la coopération sociale.
Ce passage de l’Afrique à la condition politique ne devrait pas être ignoré dans la lutte contre la COVID-19. C’est une exigence fondamentale qui devrait être pensée parallèlement aux différentes solutions économiques qui dominent dans la mobilisation contre le coronavirus en Afrique. Car, l’efficacité des mesures économiques reposera sur l’existence d’un ordre politique capable de substituer dans la conduite de nos gouvernants surtout, la « justice à l’instinct », et de donner à leurs actions « la moralité qui leur manquait auparavant ». C’est seulement à la faveur de cette nouvelle manière d’être et de faire, instituée par l’ordre politique, que la lutte contre la COVID-19 pourra préparer la venue d’une Afrique capable.
Amadou Sadjo Barry