L’économie bleue, un modèle de solutions africaines aux problèmes africains

Par Adam Abdou Hassan

Se basant sur la nature, l’économie bleue constitue une alternative de développement économique et industriel aux pays africains. Elle dispose d’une profondeur stratégique pour ces pays dans le cadre de la lutte contre la faim ou de la biotechnologie etc.

La nature est la clé de tous les remèdes. L’économie bleue qui s’alimente de la nature, regroupe toutes les activités économiques menées dans les rivages, les fleuves, les lacs, les berges, les cours d’eau, les eaux douces, les nappes souterraines, les mers, les fonds marins, les océans, etc. D’après Gunter Pauli, directeur du ZERI (Zero Emissions Research and Initiatives)[1], l’économie rouge – modèle économique actuel – ayant montré ses limites et l’économie verte occasionnant de lourds investissements, l’économie bleue se penche sur les questions de régénération au-delà de la conservation ou de la préservation[2]. Elle prône la conciliation avec la nature par la créativité et l’adaptabilité au monde qui nous entoure. Ainsi, l’économie bleue renvoie à l’impulsion du génie et des modèles de production des écosystèmes et de la résilience.

L’économie bleue est axée sur un modèle social. Ce modèle social priorise un entrepreneuriat basé sur une réduction des pertes et des émissions de carbone, par des productions à faible coût privilégiant un développement durable, des emplois et croissances viables. Elle se concrétise par les activités portuaires, la mariculture, l’aquaculture, l’écotourisme bleu, les bioproduits marins ou aussi la biotechnologie. L’économie permet alors d’opérer un revirement paradigmatique au regard de sa profondeur stratégique.

La profondeur stratégique de l’économie bleue

Sur les 54 États africains, 38 sont des territoires côtiers et plus de 90% des exportations et importations africaines s’effectuent par la voie maritime. Les eaux territoriales sous juridiction africaine s’étendent sur 13 millions de Km2, avec un plateau continental de près de 6,5 millions de Km2, comprenant des zones économiques exclusives (ZEE)[3]. Le continent africain enveloppe un total de 1 362 000 Km2 de lacs, réservoirs et zones humides, soit 17% des ressources mondiales en eaux de surface[4]. L’Afrique bénéficie ainsi d’un poids stratégique et géopolitique mondial dans le domaine maritime. Il existe une « autre Afrique sous la mer » et l’économie bleue a pour objectif d’établir, selon l’Union Africaine (UA), une « nouvelle frontière de la renaissance de l’Afrique »[5]. L’économie bleue peut permettre aux États africains de tempérer l’unilatéralisme constant dans leurs relations économiques classiques avec les multinationales et offrir un modèle de permaculture basé sur une conception endogène du développement. C’est-à-dire une sortie du modèle d’exploitation issu du moule du sous-développement qui intègre l’idée de comparaison[6]. Cette opportunité a attiré l’attention des États africains qui ont su définir des stratégies. L’Agenda 2063 de l’Union Africaine intègre l’économie bleue dans ses « objectifs et domaines prioritaires des dix prochaines années »[7] et considère son exploitation comme la première aspiration d’une « Afrique prospère ». La Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA) sous l’impulsion de Carlos Lopes partage la vision de l’UA, tout comme l’ancien Vice-président des Seychelles, Danny Faure, y voient « l’avenir de l’Afrique »[8]. L’économie bleue fait partie intégrante de la bataille planétaire pour l’or bleu[9]. Dans la continuité de l’Agenda 2063 de l’UA, la CEA a publié en mars 2016, un « guide pratique »[10] sur l’économie bleue qui revient sur ses enjeux géopolitiques et pratiques.

L’économie bleue offre au continent la possibilité de mettre sur pied une nouvelle politique de civilisation africaine, c’est-à-dire une politique de l’homme fondée sur le social[11]. Il s’agit de renouer avec le génie propre des populations africaines qui étaient avant les agressions coloniales « civilisées jusqu’à la moelle des os », selon l’ethnologue allemand Léo Frobrenius[12]. L’économie bleue peut permettre une émancipation de l’aliénation mentale consistant à croire que tout ce qui est proprement africain est mauvais et que tout ce qui vient de l’extérieur est nécessairement bon. La dimension stratégique de l’économie bleue s’inscrit alors dans une liaison de la pratique et de la théorie dans le cadre d’un consciencisme. Le consciencisme étant selon Kwame Nkrumah, une forme de révolution sociale qui doit « s’appuyer fermement sur une révolution intellectuelle, dans laquelle notre pensée et notre philosophie seront axées sur la rédemption de notre société. Notre philosophie doit trouver ses armes dans le milieu et les conditions de vie du peuple africain. C’est-à-dire de ces conditions que doit être créé le contenu intellectuel de notre philosophie. L’émancipation du continent africain, c’est l’émancipation de l’homme »[13]. Cette émancipation passe en premier lieu par la lutte contre la faim par le moyen de l’économie bleue.

Le crédo de lutte contre la faim

Le PISCO (Partnership for interdisciplinary Studies of Coastal Oceans) relevait en 2011, sur la base de plus de 200 publications scientifiques, la régénération des espèces marines[14]. Le potentiel de l’économie bleue peut résoudre la sécurité alimentaire et le défi nutritionnel de près de 200 millions d’Africains, par « l’apport vital » des poissons de mer et d’eau douce[15]. Les ressources halieutiques offrent la possibilité de régler les problèmes alimentaires sur le continent. Le poisson constitue « plus de 60% du taux de protéines dans l’alimentation » humaine[16]. Au regard de ce constat et des problèmes de malnutrition constatés, un jeune entrepreneur Kenyan, Claudius Kurtana, a décidé de créer Aquaedge Africa, une entreprise qui transforme les poissons en biscuits au regard de leurs apports en protéines[17]. L’intention du jeune entrepreneur kenyan est de procurer aux enfants et aux personnes vulnérables, du poisson sous une autre forme afin de résorber leurs carences alimentaires. Cette vision est partagée par un autre entrepreneur social, le docteur Godfrey Nzamujo. Il a mis en place le Centre Songhaï de Porto Novo (Bénin). Ce centre développe l’aquaculture et l’utilisation des algues dans une dimension systémique, dans un but initial de répondre aux problèmes de l’insécurité alimentaire suite aux famines éthiopiennes du milieu des années 1980.. Son objectif était de rendre « sa dignité à l’Afrique »[18], aujourd’hui il est primé par le PNUD, et le modèle Songhaï fut repris par des initiatives étatiques au Nigéria, tout comme au Libéria et en Sierra-Léone. Ces exemples démontrent que le consciencisme étatique passe aussi par les initiatives locales et la philosophie sociale locale qui demeurent applicables dans un contexte régional favorable. Les États africains doivent relever le défi alimentaire en mettant en place des politiques publiques efficaces, mais aussi en luttant contre la pêche illicite, non déclarée et non règlementée.

Le bouleversement de la révolution bleue par la pêche illégale

La pêche illégale bouleverse la révolution bleue en marche sur le continent africain. Ce bouleversement provoque un véritable « pillage industriel de l’économie bleue »[19]. La région ouest-africaine est la plus touchée par ce pillage illégal. La perte économique annuelle pour cette région est estimée entre 828 millions et 1,6 milliard de dollars américains, soit 37% des captures totales de poisson, selon la EJF (Environnemental Justice Foundation)[20]. L’Union européenne ayant vu le vice et les conséquences politiques futures du pillage européen organisé des ressources halieutiques africaines s’efforce depuis quelques années à signer des accords de partenariat de pêche[21] à l’image des accords de partenariat économique avec des États africains[22]. Les entreprises battant pavillon chinois sont les plus actives des cas avérés de pêches illégales. Afin de faire face à cette problématique, les États africains se réuniront à Lomé (Togo), en octobre 2016, pour adopter une Charte africaine pour la sûreté et la sécurité maritime dans le cadre de l’Union africaine. Comme beaucoup de conventions de l’UA, la mise en place de moyens financiers et techniques pour protéger les eaux territoriales de ces États reste à affermir. Nonobstant ces inconvénients on note une nouvelle dynamique industrielle en Afrique sous les auspices de l’économie bleue.

La nouvelle dynamique industrielle africaine sous les auspices de l’économie bleue

L’économie bleue constitue une riche perspective pour les États africains d’opérer des bonds dans le processus industriel qui ne serait plus linéaire. Elle offre la possibilité d’une industrialisation rapide prenant en compte le changement climatique et la durabilité des ressources disponibles. La Tunisie a su miser sur des projets en collaboration avec l’Italie dans le domaine de la transformation des produits aquatiques avec la biotechnologie marine vecteur d’innovation et de qualité (BioVecQ) ou encore la sécurité et la qualité des produits aquacoles avec son programme SecurAqua. Dans le domaine des algues, les potentialités de la spiruline sont intéressantes. Il s’agit d’une micro-algue produisant à elle seule près de 60% de l’oxygène de la planète. Au Cameroun, l’unité-pilote de la spiruline de l’Institut des Sciences halieutiques (Ish) a réussi à en tirer la production de savons, ou encore de boissons. La spiruline est utilisée à Madagascar comme un or vert visant à réduire la malnutrition alimentaire des enfants. Le secteur de la biotechnologie bleue fabrique aussi du biogaz comme l’illustre la Domboshava Community Development Association (DCDA) au Zimbabwe ou la Société de gestion des abattoirs du Sénégal (SOGAS). Le Maroc disposera d’une avance technologique et industrielle sur les autres pays du continent à partir du lancement de son parc « Bioxparc » de biotechnologie à Marrackech.

L’industrialisation bleue africaine s’opère aussi par la mise en place de barrages hydroélectriques au Mozambique, ou encore par l’inauguration du parc éco-industriel de Hawassa (Éthiopie), qui recycle l’eau tout en produisant de l’électricité avec un modèle de « zéro rejet de liquide », une première mondiale. L’utilisation de l’énergie des vagues marines pour produire de l’électricité (énergie houlomotrice) se matérialise petit à petit au Capt-Vert et à Maurice.

Au niveau continental, l’Union africaine, dans le cadre d’une « stratégie intégrée pour les mers et océans » pour l’horizon 2050 propose : la construction d’Aquariums géants africains (AG2), la création d’une zone exclusive maritime commune de l’Afrique ou encore la rénovation des installations portuaires. L’Agenda 2063 suggère la mise en place d’un Centre africain pour l’économie bleue (ACBE) et un guichet pour l’impulsion de l’économie bleue par la banque africaine d’investissement.

Par l’économie bleue, les États africains peuvent faire jouer un jeu de puissance qui leur serait favorable à condition de s’unir et de se coordonner. La dimension sociale et systémique de régénération des ressources peut permettre la mise en place d’une véritable politique de civilisation africaine basée sur des expériences locales, inclusives et intelligentes.


[1] http://www.zeri.org/

[2] Cf. Gunter Pauli, L’économie bleue : 10 ans, 100 innovations, 100 millions d’emplois : un rapport au club de Rome, Caillade Publisching, Lyon, 2011.

[3] CEA, « L’économie bleue en Afrique : Guide pratique », CEA, Addis-Abeba, mars 2016.

[4] Cf. « Tanzanie : Développement de la pêche et de l’aquaculture en Afrique – Pourquoi la professionnalisation du secteur s’impose », Comité des pêches du Centre ouest du Golfe de Guinée, 20 juillet 2016, http://www.fcwc-fish.org/fr/

[5] CEA, « L’économie bleue en Afrique : Guide pratique », op. cit.

[6] Cf. Walter Rodney, Et l’Europe sous-développa l’Afrique : Analyse historique et politique du sous-développement, Éditions Caribéennes, Paris, 1986.

[7] Commission de l’Union Africaine, « AGENDA 2063 : L’Afrique que nous voulons. Cadre stratégique commun pour une croissance inclusive et un développement durable, Premier plan décennal de mise en œuvre 2014-2023 », Commission de l’UA, Addis-Abeba, septembre 2015.

[8] CEA, « L’économie bleue, c’est l’avenir de l’Afrique », Addis-Abeba, CEA, 3 mars 2015.

[9] Mohamed Larbi Bouguerra, « Bataille planétaire pour l’« or bleu » », Le Monde Diplomatique, novembre 1997.

[10] CEA, « L’économie bleue en Afrique : Guide pratique », CEA, Addis-Abeba, mars 2016.

[11] Cf. Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, Arléa, Paris, 2008.

[12] Cf. Léo Frobenius, Histoire de la civilisation africaine, Gallimard, Paris, 3e édition, 1952.

[13] Cf. Kwame Nkrumah, Le consciencisme, Présence Africaine, Paris, 1976.

[14] « What can science tell us about marine reserves ? », Partnership for Interdisciplinary Studies of Coastal Oceans, 16 mars 2011, http://www.piscoweb.org/

[15] CEA, « L’économie bleue en Afrique : Guide pratique », op. cit.

[16] Cf. Sophie Mignon, « Le pillage industriel de l’économie bleue », Notre Afrik, n° 48, 2014.

[17] http://www.aeafrica.co.ke/

[18] Cf. « Historique de Songhaï », http://www.songhai.org/index.php/fr/

[19] Cf. Sophie Mignon, « Le pillage industriel de l’économie bleue », Notre Afrik, n° 48, 2014.

[20] Cf. « Pirate Fishing Exposed : The Fight Against Illegal Fishing in West Africa and the EU », 2012, London, http://ejfoundation.org/

[21] Cf. « Accords de pêche bilatéraux avec les pays non membres de l’UE », 12 février 2016, ec.europa.eu

[22] Lire Jacques Berthelot, « Le baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique », Le Monde Diplomatique, septembre 2014.

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